16 juillet 2019, matin
« Ici, tout commence avec la pluie », nous explique Mark, employé de la Community Water Company de Green Valley qui nous fait faire le tour des installations de la compagnie, alors que nous observons la pluie sur la montagne en face de nous. « Elle ruisselle ensuite dans les nappes phréatiques, où elle est en partie pompée, ou dans les cours d’eau. Mais l’été, la plupart d’entre eux sont à sec. C’est une plaisanterie répandue dans le coin de dire que l’Arizona peint ses cours d’eau en bleu sur les cartes, alors qu’en réalité ils sont asséchés. »
La pluie en Arizona : une réalité dont nous avons déjà pu faire l’expérience quelques jours auparavant, lorsque nous nous sommes subitement retrouvées sous une pluie diluvienne… Qui nous a fait comprendre que « climat semi-aride » ne signifie pas qu’il ne pleut jamais, bien au contraire ! Nous sommes au mois de juillet, et donc en pleine « monsoon » (la mousson locale), ce qui signifie que la pluie tombe épisodiquement mais de manière très dense. Autre fait intéressant, la pluie ne tombe pas toujours uniformément : comme on peut le voir sur la photo précédente, il arrive souvent qu’un nuage se décharge alors que le reste du ciel reste bleu. « Une fois, je suis rentré chez moi sous la pluie », nous raconte Mark, « puis j’ai ouvert la porte côté jardin, et il faisait grand soleil ! ».
C’est donc fortes de cette réalité hydrologique et météorologique très particulière que nous commençons notre journée d’enquête. Première étape : la CWC, compagnie de gestion de l’eau de la communauté de Green Valley. Notre guide, Mark, nous accueille dans les bureaux de la structure, avant de nous emmener faire le tour, successivement, d’une station de pompage, puis de trois des réservoirs sur les cinq détenus par la compagnie. Notre guide nous explique que l’eau acheminée jusqu’aux habitants et aux fermiers a plusieurs origines : une partie de l’eau, d’origine locale, est pompée puis stockée grâce au système que nous voyons, tandis qu’une autre partie provient du CAP -le « Central Arizona Project », un canal construit en 1968, qui achemine une partie de l’eau du Colorado acquise par l’état d’Arizona jusqu’à l’intérieur des terres. « C’est une chance d’avoir cette eau qui arrive jusqu’à nous. Les ressources locales sont insuffisantes par rapport à la consommation, surtout que les réserves des nappes souterraines ne sont pas infinies… », explique Mark.
Ces deux principales sources d’approvisionnement en eau sont complétées par des « wells », ou puits souterrains individuels, dont l’usage est réglementé et limité à certaines activités -notamment pour l’irrigation agricole et l’industrie- depuis la législation de 1980. Depuis cette date, la quantité qui peut être pompée a été limitée à l’usage qui était en cours dans les 5 années précédant le passage de cette loi -ce qui signifie, concrètement, que cela fait près de quarante ans maintenant que les agriculteurs ne peuvent plus augmenter leur consommation d’eau ni développer leur production sur de nouvelles terres. Toutefois, ces restrictions ne s’appliquent pas dans tout l’état d’Arizona : elles valent uniquement dans les Active Management Areas, qui consistent en cinq zones urbaines à forte densité de population (Phoenix, Prescott, Pinal, Tucson, et Santa Cruz). Le but de cette loi, comme nous l’expliquera plus tard une représentante locale, était de sécuriser l’approvisionnement en eau des agriculteurs déjà implantés dans la région, tout en empêchant le développement de nouveaux usages de ressources en eau, déjà insuffisantes pour assurer le maintien de la production existante sur le long terme.
16 juillet 2019, après-midi
Nous nous rendons ensuite dans une plantation de pacaniers -ou « pecan trees » en Anglais, soit des arbres à noix de pécan- de Green Valley, pour découvrir leur système d’irrigation. Le long de la route, des rangées d’arbres aux feuilles vertes et brillantes défilent sur des kilomètres, contrastant de manière frappante avec le reste du paysage, aride et désertique : entre le verger verdoyant et le désert planté de cactus, il n’y a qu’un fin grillage... Nous rencontrons John et Jack, qui travaillent pour la compagnie agricole et qui serons nos guides dans l’immense plantation. Celle-ci est constituée de deux fermes, créées dans les années 1930 et 1950, qui représentent aujourd’hui près de 20.000 hectares de plantations, pour une consommation d’eau supérieure à 2 millions de mètres cubes par an.
« Mais où donc trouvez-vous toute cette eau ? » est la première question qui nous vient, peut-être un peu naïvement, aux lèvres. La réponse : la ferme, implantée bien avant 1980, pompe les réserves d’eau souterraines sur lesquelles elle possède des droits acquis (les fameux grandfathered rights de 1980, sur lesquels nous travaillons). Elle bénéficiera aussi de l’eau du CAP à partir de l’année suivante, un soulagement pour son manager des ressources en eau qui voit ce changement comme une opportunité de recharger les nappes souterraines -ce qui nous fait songer aux mots de cet économiste qui parle d’une « économie de la baignoire » locale, où l’on achète des ressources en eau considérées comme interchangeables. Autre source d’eau pour elle, un arrangement avec la compagnie minière voisine, à Freeport, grâce auquel elle bénéficie de crédits pour pomper de l’eau supplémentaire afin de recharger ses réserves souterraines. Nous prenons alors conscience de la difficulté que rencontrent les agriculteurs pour s’approvisionner en eau, qui les pousse à multiplier les sources d’approvisionnement, alors que notre guide nous décrit les stratégies qu’ils mettent en place pour se procurer plus d’eau que ce que leurs droits acquis leur permettraient d’obtenir à eux seuls. « On a besoin de cette eau. Sinon c’est des centaines d’arbres qui sèchent sur leur pied, et nos récoltes sont par terre », explique Jack.
Le fermier répond à nos questions tout en conduisant, et nous observons tour à tour les deux méthodes d’irrigation utilisées sur la plantation de pecan trees : la première, que l’on peut voir ci-contre, appelée « flood irrigation » ou « irrigation par submersion », consiste à laisser l’eau, délivrée à un bout du champ par un tuyau, se diffuser le long de lignes délimitées par des monticules de terre jusqu’au bout de la rangée d’arbres. Ainsi les racines des arbres baignent dans l’eau, qui est absorbée dans le sol. Cette technique, dont nous n’avions jamais entendu parler auparavant, nous donne l’impression incongrue de nous promener dans une sorte de rizière, ou de gigantesque piscine.
Mais cette dernière est assez gourmande en eau, et moins efficace que l’autre méthode déjà en place à certains endroits de la plantation : l’irrigation par aspersion, ou « sprinklers irrigation », qui utilise des petits jets d’eau qui permettent un envoi beaucoup plus contrôlé, quasiment à la goutte près. Ce système permet à la ferme de réaliser des économies en eau, un élément non négligeable pour elle dans la mesure où son prix reste très élevé pour les agriculteurs malgré les subventions, surtout quand elle doit puiser dans ses réserves souterraines : plus le niveau d’eau est bas, plus la quantité d’énergie demandée par le pompage augmente -et le prix avec. Le gallon d’eau peut s’élever jusqu’à plus de 45$, comme nous explique quelques jours plus tard un agriculteur du comté de Pinal.
Nous faisons ensuite un tour à la « nursery », où poussent les jeunes arbres attendant d’être intégrés à la plantation, avant de passer devant le compost -qui, lui aussi, réclame une irrigation permanente pour assurer la décomposition de la matière organique sous ce climat chaud et sec. « L’avantage de cultiver ici », nous confie John, « c’est que le sol est bon, très fertile. Et grâce au soleil qu’on a toute l’année, les plantes poussent bien. On évite aussi de traiter trop les arbres, comme la chaleur évite aux récoltes une grande part des insectes nuisibles et des maladies. » Ainsi, la ferme a pu convertir depuis quelques années une partie de sa production, jusqu’alors fondée sur des pratiques issues de l’agriculture conventionnelle, en cultures biologiques
Sur le chemin du retour, une casquette « Green Valley Pecan Company » sur la tête, nous repensons à toutes nos découvertes de la journée en regardant défiler les cactus, sur fond de soleil couchant sur les montagnes. « Quand même, c’est fou qu’ils arrivent à trouver toute cette eau… ». Nos recherches ne font que commencer.